mercredi 28 mars 2018

LA FAMILLE DE CHEZ NOUS DE HUBERT ZAKINE


La famille, la tribu, le clan, la bande, autant de dénominations qui désignaient l’entité auprès de laquelle se rattachaient les membres d’un même arbre de vie.
Autour de l’histoire de l’ancêtre qui osa braver l’inconnu d’un eldorado promis par une France nourricière se greffa de nombreuses ramifications qui s’enracinèrent dans le sol fertile de l’Algérie.
Chaque membre de la famille s’arrima fermement au patronyme hérité de l’ancien comme le naufragé à une bouée de sauvetage avec pour seul alibi la défense de sa Maison. La seule richesse, en ce temps là, se résumant au souvenir du drapeau abandonné au large de la Méditerranée. Drapeau du pays où reposaient les aïeux sans cesse évoqués lors des veillées regroupant tous les enfants d’un même village transalpin, ibérique, maltais ou mahonnais.
Dans ces familles éreintées par la misère, le labeur semblait le dénominateur commun par lequel transitait l’espérance d’une vie meilleure. Travailler pour bâtir un avenir à ses enfants, se sacrifier pour le bien être de sa maisonnée, « suer sang et eau » afin de mériter le respect d’autrui, la reconnaissance de son entourage et la satisfaction de se regarder dans une glace sans détourner la tête, voilà les prières adressées au seigneur par tout un chacun. Cette formidable leçon, gravée dans la mémoire collective des premières années d’immigration européenne en Algérie renforça l’inaliénable unité des familles méditerranéennes devenues « pieds noires » par la grâce d’une France grande, belle et généreuse.
Autour du cercle de famille s’énoncèrent alors les règles de vie essentielles à la survie de la tribu. Le travail bien fait, le courage et l’abnégation, l’honneur du patronyme brandi telle une oriflamme, le respect dû au père et l’amour à la mère, la transmission des traditions s’inoculèrent dans les veines de chaque apatride sans omettre la reconnaissance envers le pays de la délivrance : la France.
Ainsi, les familles issues du bassin méditerranéen, adoptèrent les lois dictées par la raison et le sentiment, portant dans leurs bagages de multiples coutumes qui se fondirent les unes aux autres jusqu’à former une entité que l’on nomma « européens d’Algérie ».
La famille d’Algérie déléguait à chaque membre de la tribu un rôle qui pour être éminent n’en demeurait pas moins discriminatoire pour les tenants du féminisme à tout crin. Mais en ce pays et à cette époque, la révolte n’habitait pas les cœurs. Bien au contraire, l’élément féminin de Bab El Oued n’aspirait qu’à une seule chose : le bonheur de sa Maison.
La femme régnait en maîtresse absolue sur son « chez elle ». Du lever au coucher, en intendante suprême, elle veillait sur son royaume comme sa mère avant elle et sa grand-mère avant sa mère. Toujours aux petits soins avec son mari et ses enfants, femme au foyer de génie, elle partait au marché après avoir rangé son appartement, fait les lits, passé le chiffon du parterre et jeté un dernier coup d’œil afin de constater qu’elle « ne perdrait pas la figure » face à une visite inopinée.
Les deux marchés importants du faubourg se situaient de part et d’autre de Bab El Oued. Coincé entre la Basséta et les Messageries, le grand marché trônait place de l’Alma, répandant toutes les effluves de Méditerranée orientale pour le plus grand bonheur des habitués. La femme de L’Esplanade se contentait du marché Nelson, plus petit, plus calme et moins achalandé que son grand frère turbulent. Véritable institution qu’aucune femme n’enfreignait, la sortie du marché se voulait le prétexte inavouable de rencontres et de discussions à bâtons rompus avec une amie, une parente ou simplement une ménagère interpellée pour connaître une recette de cuisine dont elle s’enorgueillissait d’en détenir le secret.
Pendant ce temps, l’homme profitait de sa retraite, d’un jour chômé ou férié, du dimanche matin pour remonter les aiguilles des trois horloges de son enfance auprès d’anciens camarades de classe, de rue ou de football. Le brouhaha qui s’en suivait offrait un aperçu sonore et gestuel de la joie de vivre qui régnait dans le faubourg.
Le reste du temps, la femme s’activait dans sa maison, au four et au moulin, lavant, repassant, cousant, reprisant, cuisinant, faisant réciter les leçons aux enfants, surveillant leurs devoirs, veillant sur leur santé, attrapant « des coups de sang » pour le moindre bobo, appliquant les enveloppements d’alcool, brûlant les ventouses sur le dos du malade, prenant la température sur son front, en un mot comme en cent, la femme était la poutre maîtresse sur laquelle reposait tout l’édifice familial.
Choyés comme dans tous les pays méditerranéens par une mère omniprésente et souvent une grand-mère-gâteau, les enfants demeuraient des « petits » tout au long de leur vie pour celles qui les avaient mis au monde. Aussi, la présence d’un garçon adulte et célibataire sous le toit des parents ne soulevait nul étonnement de l’entourage de la famille car tout le monde était logé à la même enseigne. A plus forte raison, une jeune fille qui se serait risquée à quitter le domicile pour une autre raison que le mariage était immédiatement cataloguée comme « la dernière des dernières ». A Bab El Oued, on n’était pas mauvaise langue mais on avait son franc parler.
Les grands-parents complétaient à merveille l’éducation des parents. Auprès des petits enfants, ils suppléaient avec mansuétude la présence du père ou de la mère et désarmaient, souvent, leur colère pour une mauvaise note du fils ou le retard de la fille. Car ici plus qu’ailleurs, si l’enfant « oubliait » l’heure, la punition tombait inéluctablement et parfois, la « baffe » marquait au fer rouge la joue de l’imprudent qui jurait alors ses grands dieux que cela ne se reproduirait plus. Plus que le non-respect de la consigne, l’inquiétude était la seule responsable de la sanction car le Bab El Ouédien possédait une imagination débordante qui lui faisait entrevoir la fin du monde pour un simple retard de cinq minutes, un rhume de l’aîné ou une mauvaise grippe de la cadette.
Consolé par la grand-mère, l’enfant mesurait combien la présence des anciens adoucissait son chagrin ou tamisait sa colère. Il en était ainsi dans toutes les familles au sein desquelles le respect et l’amour envers les parents et grands-parents figuraient en toute première place dans le livre d’or des gens de ce pays.
Aucune fête ne se déroulait sans la présence discrète d’une vieille petite mémé ou d’un grand père silencieux mais attentif aux moindres facéties de l’un de ses petits enfants. Parfois, il s’improvisait conteur des années anciennes afin de faire voyager dans le temps une jeunesse avide d’emmagasiner les visions d’une époque inconnue, bâtisseuse d’Alger. Défilaient alors toutes les images sépia de la destruction des remparts, des messieurs en gibus et des demoiselles en crinoline se promenant avenue de la Bouzaréah ou fréquentant le Kursaal, des premières baignades à la plage des bains Nelson, du centenaire de l’Algérie et son cortège de magnifiques cavaliers paradant sous les vivats de la foule,……
« C’était le bon temps » répétait-il sans savoir que ses petits enfants raconteraient un jour à des bambins aux cheveux noirs l’épopée de leur génération en répétant cette phrase empreinte de nostalgie mais tellement vraie quelle que soit l’époque révélée.
Pour toutes ces raisons, les familles qui possédaient la chance sublime de voir se côtoyer trois générations sous un même toit ne se privaient jamais de ce bonheur, réservant, au contraire, une place de choix à leurs aînés.
La dignité habitait les maisons de Bab El Oued et chacun se faisait violence afin de ne point être la cible de la médisance, du qu’en dira t-on.
Une famille maquillait sa pauvreté par mille et un stratagèmes qui détournaient l’attention de l’entourage. Avec la discrétion pour seule arme, une famille en difficulté donnait le change à son voisinage mais le faubourg savait rassembler tout son petit monde autour de notions affectives n’ayant qu’un lointain rapport avec le porte monnaie.
Plus qu’ailleurs, Bab El Oued abattait les frontières entre les riches et les pauvres par une communauté de vues sur les choses de la vie passée par le filtre du bon voisinage. Qu’importait alors si la main tendue sentait l’eau de Cologne ou la sciure de bois.
Le « matelas par terre » pourrait être qualifié en ce quartier comme le signe le plus évident de la prédisposition des gens de ce pays pour la convivialité.
Tous les prétextes semblaient bons à une famille pour retenir l’invité à dormir. Un matelas par terre et le tour était joué. Un enfant s’emparait de la nouvelle couche et cédait dans la joie son lit à la tante, l’oncle ou le cousin. Cette pratique était considérée comme une banalité tant elle était répandue en Algérie. Elle prolongeait la journée et promettait des lendemains heureux.
Il en était de même avec l’improviste que l’on invitait à sa table sans manière car ici les portes s’ouvraient avec bonheur sur l’amitié et la famille. Le plaisir de recevoir semblait plus jouissif et plus excitant que la joie d’être l’invité. La mère de famille aimait recevoir à sa table ses frères, ses sœurs, les petits qui étaient servis avant les adultes, ses tantes et oncles et parfois l’assiette du pauvre trônait en bonne place pour l’absent d’un jour ou définitivement parti pour un monde meilleur.
Malgré les soucis, le bab-el-ouédien n’étant pas riche, la maîtresse de maison
« s’arrangeait » souvent avec des riens pour façonner un menu frugal dont chacun se souvient avec tendresse.
Les voisins recevaient en offrande les gâteaux de la fête chrétienne, musulmane ou israélite car le bon voisinage, en ce quartier, n’était pas un vain mot ou une vue de l’esprit.
Il n’était pas rare à Bab El oued d’apercevoir deux « ménagères » en panne de menu se « tenir la jambe » mutuellement durant des heures, de balcon à balcon, oubliant à l’occasion la loubia sur le feu dans une chaude odeur de brulé.
Les réunions de famille accaparaient nos dimanches chez l’un ou l’autre des membres de la tribu. Là-bas, la solitude n’existait pas, tout au moins pour ceux qui appartenaient à une famille « bien comme il faut ». Il semblait totalement incongru d’abandonner une « solitude » à son isolement les dimanches, jours de fêtes ou autres jours fériés. On ne concevait pas de réveillonner en famille sans la présence de nos anciens isolés ou pas. Ne pas laisser sur le trottoir un ami, un parent ou une personne malade, c’est sans doute la leçon de vie comportementale essentielle que Bab el Oued a gravé, indélébile, sur mes jeunes années.
Il m’en est resté une propension à l’amitié et à la famille quasiment indestructible sans pour autant la gaspiller en de vaines attaches.
La famille d ‘Algérie s’agrandissait souvent par le biais de l’amitié. Les portes ouvertes sur les paliers qui invitaient le courant d’air du voisinage entretenaient les bonnes relations entre les locataires d’un même immeuble. Ainsi, s’instaurait une complicité permanente au sein des coursives, des balcons et des escaliers, renforcée par l’entraide et le besoin de rendre service, l’offrande d’un morceau de gâteau « qui fond dans la bouche tellement qu’il est moelleux !» ou simplement le bavardage de balcon à balcon entre femmes retenues chez elles une bonne partie de la journée par les allées et venues des enfants. Ces femmes pieds noirs alimentaient et cultivaient leur différence par un besoin viscéral de se retrouver entre elles pour parler de la voisine parfois, de la famille souvent, de leurs enfants toujours. A la manière orientale. Sans la présence d’un homme pour écouter leurs propos. Avec le fou-rire en invité permanent.
Pauvres ou aisées, les familles de Bab El Oued partageaient les mêmes sentiments, les mêmes angoisses et les mêmes espérances. Un bon travail pour le chef de famille, la réussite pour les enfants et dominant tout son petit monde, le rayon de soleil de la maison, la mamma.

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