LA MOUSTACHE DE TONY PERKINS
Alger, sans ses terrasses ouvertes sur la
mer, c’était pas Alger. Et Bab El Oued sans ses balcons, coincé entre la
blanche casbah et le bleu d’un ciel à nul autre pareil, il aurait pas le même
attrait ni le même état d’esprit. Ce serait pas le Bab El Oued qu’on regrette
tant.
Y faut dire que la vie au grand air, et
même au grand courant d’air, les enfants de Bab El Oued y pouvaient pas s’en
passer.
Ma mère, elle a jamais aimé vivre en France et particulièrement dans la
région parisienne parce que les gens, jamais y z’aéraient leur appartement. Ca
sent le renfermé, elle disait ! Et elle avait raison.
Nous autres, on aimait le courant d’air de
l’amitié qui soufflait et ricochait sur les murs pour s’envoler vers le pays où
le rire il est roi.
En été, les balcons y devenaient des salles
à manger où le voisin y se régalait rien qu’à l’odeur du persil arabe, du
kemoun et l’anis étoilée. Souvent, à l’abri d’un rideau de soleil, les hommes y
prolongeaient les plaisanteries du café et les femmes, tout en servant leur
progéniture, elles continuaient les discussions entamées sur le chemin du
marché. L’après midi ou plutôt aussitôt le repas terminé, Azrine y pouvait
venir, le quartier y se tapait une sieste carabinée. Pendant que Blanchette,
l’arroseur des rues y rafraichissait le quartier, c’était la grande digestion
du quartier.
Le soir, le balcon y servait à prendre le frais bien sûr mais
surtout à prendre la température du quartier. Rien qu’on parlait, même si on
avait rien à dire. Les enfants y s’envoyaient des illustrés par le système à
poulies et à cordes qu’y z’avaient mis au point pour pas descendre toutes les
cinq minutes. Ingénieux comme des intelligents, y donnaient l’impression à
leurs parents d’être des Einstein en devenir. Les hommes, affalés dans leur chaise
longue, y profitaient du spectacle son et lumière de la rue sous une voute
céleste constellée d’étoiles. Ba ba ba, Honoré de Balzac il aurait pas fait
mieux !
On entendait les rires fuser à tous propos
et aussi les moqueries car pour les pieds noirs, l’ironie c’était une seconde
nature. C’était à celui qui critiquait le copain parce que son équipe de
football elle avait pris la tannée le dimanche précédent, parce qu’il était
coiffé à la bol de loubia ou qu’il était fartasse des cheveux, qu’il avait fait
la raie comme le tournant Rovigo, celle qui racontait sa dernière mésaventure
au marché ou qui racontait à qui voulait l’entendre que le marchand de
poissons, il avait des sardines toutes pas fraiches.
Jusqu’au coucher du chef de famille, le
balcon y vivait à mort.
Un jour qui faisait pas nuit comme elle dit
la Palice, j’ai voulu encore plus ressembler à Tony Perkins que d’habitude,
zarmah, c’était mon sosie. Alors je me suis rasé la moustache mesquinette qui
barrait mon visage angélique. Le duvet y me pourrissait la vie et un jour ça
m’a pris comme une envie de faire pipi. Attention les yeux. Toutes les filles,
j’allais les tomber, rubis sur l’ongle. J’imaginais les petites du jardin
Guillemin faire la chaine pour me séduire et tout, et tout !
Seulement, une fois coupée la moustache,
plus moyen de la recoller. Tain de tête que ça me faisait ! La
honte ! Bou ! Comment j’allais sortir pour taper un match ou pour
taper un bain à Padovani ? Et comment j’allais faire pour taper le
« paséo » avenue de la Bouzaréah pour mater les filles qui faisaient
que « andar et venir » rien que pour se faire draguer par les
garçons ? Avec ma nouvelle « tête de pipe », mieux, j’me jette
au Kassour où toutes les eaux usées de Bab El Oued elles rejoignaient la mer.
Mon ami Boisis, zbarlalah, y vient me siffler pour que je descende. Moi, je
sors au balcon en prenant bien soin de mettre les mains devant ma bouche et
devant ma moustache qu’elle était plus là. Boisis y comprend pas pourquoi je
veux pas le rejoindre en bas la rue. Son frère ainé, son appartement il est
juste en face de mon balcon. Alors, y monte chez son frère, y dit bonjour à sa
belle soeur et y sort à la fenêtre. J’enlève ma main de devant ma bouche. Et
là, ce coulo, il attrape un fou-rire comme si y regardait un film de Jerry
Lewis. On dirait qu’il a vu la Joconde sans cheveux. Y rigole, y se tape le cul
par terre, tant que ça je suis vilain ? Et plus, y rigole et plus j’ai
envie de l’étrangler.
Reusement que c’est les vacances et que l’école elle est
finie ou sinon, je prends le maquis pour taper cao ! Quand il a fini de se
fendre la pêche (si j’avais le temps, je vous demanderais de m’expliquer ce
qu’elle vient faire la pêche dans ma réflexion) Boisis que la bande elle
surnomme Bouzouz, sans se démonter, entre deux fous rires, y m’annonce que,
quand le quartier y va le savoir, y va en faire des gorges chaudes. Rien
d’autre il a trouvé pour me remonter le moral, ce faux-frère, ce calamar farci.
Surtout que c’était sur son insistance que je me suis enlaidi en me rasant la
moustache. Zarmah, Tony Perkins !
L’après midi, tous les amis y z’ont défilé
sur le balcon du frère de Bouzouz et c’était à celui qui rirait le plus fort et
le plus longtemps. Malgré les amis qui se sont évertués à me faire descendre à
la rue, j’ai tenu bon durant dix jours à supporter les sarcasmes et les fous
rires des couillons de la lune qui se cassaient le ventre de rigolade.
Le temps de faire repousser cette maudite
moustache, je suis redescendu en bas la rue, beau comme un soleil, oublieux
qu’un jour, un babao y m’avait pris pour Anthony Perkins.
FIN
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