mercredi 4 avril 2012

LETTRE A MYRIAM PAR SABINE AUSSENAC

Myriam…

Si tu savais, Myriam, comme j’aurais aimé t’avoir comme élève…Oh, je ne sais pas si l’allemand est enseigné dans ton école, mais j’imagine qu’un jour, peut-être, tu aurais eu envie d’en apprendre davantage sur «la langue des bourreaux», qui, bien avant qu’on ne la nomme ainsi, avait été celle des «Penseurs et des philosophes».
Je t’aurais parlé de Rilke, Myriam, et de Celan, allemand ET juif, et puis nous aurions vu ces images de réconciliation, ces images d’au-delà du Pardon…

Je sais bien que tous les Kippour de l’éternité ne suffiraient pas à pardonner à mes ancêtres; mais nous pouvons essayer, n’est-ce-pas, essayer de parler de poésie, aussi.

Si tu avais été un jour mon étudiante, Myriam, je t’aurais dit que je ne suis pas d’accord avec Adorno, car je pense que la poésie doit exister, même après Auschwitz. Mais tu sais, ce soir, j’en doute. Ce soir, j’ai froid. Ce soir, tu me manques, même si je ne te connaissais pas.
J’aurais tellement aimé te croiser un jour, dans notre ville rose, petite fille jolie et rieuse. Tu aurais traversé les allées du Jardin des Plantes en courant, ou tu aurais mangé une glace chez Octave, toute barbouillée de framboise –bon, peut-être pas chez Octave, car je ne pense pas qu’ils fassent des glaces casher, là bas, mais bon, tu comprends bien ce que je veux dire.

Au lieu de ça, ma belle petite Myriam, c’est de sang qu’il t’a barbouillée, l’Immonde, la Bête, le Monstre. Et tu as eu beau courir, il ne t’a laissé aucune chance.
Oui, ma Myriam, j’aurais aussi voulu te voir, un peu plus grande, pouffer de rire avec tes copines dans les travées des Nouvelles Galeries, ou chez Virgin. Car bon, bien sûr, ta maman t’aurait un peu interdit de te maquiller, mais tu aurais bien fini par y aller, à Monoprix, et aussi chez Zara, et puis pour la Bar-mitsva de ton cousin, vous vous seriez toutes retrouvées au Bibent, à comploter sous la magnifique coupole, vous murmurant des secrets, racontant les derniers potins de l’école. Oui, Myriam, je le sais bien ; tu aurais ressemblé à toutes les jeunes filles de Toulouse, aux Virginie, aux Laurie, aux Nour, même, tu sais, celles que j’ai cette année comme élèves, qui rigolent comme des tordues, elles aussi, même lorsqu’elles portent le voile le vendredi. Parce qu’elles aussi, sous le voile, elles sont comme tout le monde, avec des paillettes et du gloss, et puis ne va pas croire qu’elles n’écoutent que Khaled, tiens, bien sûr que non, elles écoutent Justin Bieber et Lady Gaga, comme tu l’aurais fait aussi…

Mais tu n’écouteras plus jamais de musique, ma chérie, parce qu’un autre que toi a oublié que, lui aussi, quand il était plus jeune, il écoutait du rap, du rock  et puis même du métal, va savoir…Je m’en souviens bien, de ce jeune garçon encore innocent. Je l’ai sûrement croisé, au LIDL de la gare, ou au Florida, ou aux Puces, un dimanche, à Arnaud-Bernard…Il aura sans doute souvent traîné avec des frères et ses cousins autour du lac de la Reynerie, et puis le samedi il descendait notre rue Saint-Rome, et il faisait le mariol devant les filles de la cité, sur son scoot. Un scoot, oui, Myriam, tu te rends compte ? Ce garçon là a eu un scoot, bon, allez, on ne va pas raconter qu’il l’avait peut-être volé, non, faisons lui confiance, le moment est très mal choisi pour étaler des lieux communs, on va simplement dire qu’il l’avait acheté à un cousin. Un scooter, oui, comme celui…

Myriam, Myriam, comme tu aurais été belle, le jour où je t’aurais croisée, à l’EdJ, à notre Espace du Judaïsme, pour cette conférence de Jonathan, ton professeur de religion…Oh, je dis « notre », mais tu le sais bien, je ne suis pas juive. Je fais ma juive, parfois, je ne sais pas bien pourquoi, sans doute par culpabilité, parce que je suis à moitié allemande ; et puis depuis que, à peine plus âgée que tu ne l’étais le 19 mars, il y a deux jours, j’avais lu le Journal d’Anne Franck, je ne peux pas vraiment t’expliquer pourquoi, mais…Je me suis sentie proche de toi, de « vous », et puis voilà, j’ai beaucoup lu, j’ai parlé, j’ai rencontré des rabbins, des Justes, des amis. Oui, tu m’as vue, hier, lorsque je suis allée faire la minute de silence au Capitole, dans la belle Cour Henri IV, tu sais, « notre Bon Roi Henri », qui prêchait la tolérance, qui a aidé notre France d’autrefois à accepter le multi communautarisme, tu m’as vue, alors que j’écoutais le beau discours, simple et clair, de notre maire, Pierre Cohen : je l’avais mise, ma petite étoile de David, celle que j’ai achetée dans le Marais…Comme ça, parce que je voulais te dire qu’au fond de mon cœur nous sommes tous des juifs, tous des juifs allemands.

Aucun professeur, ma chérie, ma petite Myriam, ne t’expliquera plus qui a dit ça, il y a longtemps, quand on lançait des pavés, au joli mois de mai…Et puis je ne t’y verrai pas, non plus, dans cette superbe cour Henri IV, juste derrière le Capitole, quand tu aurais descendu les escaliers depuis la salle des Illustres…Personne ne te photographiera au bras de ton époux, devant le tableau d’Henri Martin, dans ta merveilleuse robe de mariée, et personne ne vous lancera des pétales de rose, ni ne brisera de verre, le jour de ton mariage. Tiens, j’ai revu La Vérité si je mens, avec mon garçon, à peine plus âgé que toi, et nous avions bien ri, lorsque Richard Anconina appelle le Rabbin « mon Père »…Comme j’aurais aimé rire un jour avec toi, Myriam…Comme j’eusse aimé que toute leur vie, tes parents te chérissent et rient à tes côtés, au lieu de t’accompagner vers ta dernière demeure…

La petite étoile, Myriam, celle que j’ai portée hier, je l’ai gardée, dans le métro. Il était bien désert, d’ailleurs, le métro. Tu sais, les gens ont peur, les gens sont vite lâches, mais je crois que ce qui t’est arrivé a été tellement insoutenable que plus personne n’a osé sortir. Oui, nous étions terrifiés. En tous cas, je l’ai gardée au cou, oui, même si c’est interdit d’arriver dans un collège public en arborant des signes d’appartenance religieuse – bon, tu sais, je souris, parce que dans mon collège, on mange hallal, mais…c’est un autre débat…Je voulais montrer à mes élèves, à mes Moktar, Ali, Rachida, comment on traitait les allemands pendant la guerre, je voulais qu’ils touchent cette étoile, parce que je trouvais intolérable que ce qui t’est arrivé soit en lien avec la Shoah…
Et tu sais, Myriam, ils ont été contents : parce qu’au début de l’année, j’avais dû me fâcher : ils n’arrêtaient pas de vouloir parler du « Führer » en cours – tu sais bien, Adolf Hitler, tes grands-parents et tes professeurs t’en ont sûrement parlé…-, parce que tu vois, ces élèves là, ils confondent tout, ils écoutent ce qui se raconte dans les banlieues, et sur les chaînes de télévision câblées qu’ils regardent avec leurs parents…Alors ils confondent les millions de juifs morts de la Shoah avec les soldats israéliens qui tirent les roquettes sur Gaza, et…tu ne vas pas me croire, mais au début de l’année ils me l’avaient dit, ils « adorent Hitler » !! Alors bon, moi, c’est simple, je leur ai fait écrire sur le carnet de correspondance : « Il est interdit de prononcer le nom du Führer à tout bout de champ en cours d’allemand ».

Mais hier, donc, je leur ai permis d’en parler. Alors oui, Myriam, au début, ils ont souri. Mais ne t’inquiète pas. Très vite, j’ai vu dans leurs yeux qu’eux aussi, ils avaient très peur. Très très peur. Même Moha, qui faisait son malin. Et puis leurs mamans aussi, il paraît qu’elles n’avaient parlé que de ton école et de toi, le matin, dans les magasins de Bellefontaine, et puis ils ont encore un peu plaisanté, ils m’ont dit « Mais Madame, nous, on est tristes qu’ils sont morts. Ils auraient pu se convertir, ils seraient peut-être devenus musulmans, un jour… » Mais tu sais, moi, j’ai bien vu qu’ils étaient tristes, inquiets, et aussi leurs mamans, que j’ai croisées le soir, au conseil de classe. Tiens, pour la petite histoire, Myriam, je te raconte encore que la petite étoile, je l’avais enlevée, avant le conseil. Mais figure-toi que quand j’ai vu entrer une des mamans entièrement voilée, sauf son visage, dans la salle des conseils, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu un sursaut de colère, un sursaut d’intolérance. Je me suis dit que ce jour là, justement, notre « école de la République » aurait dû davantage jouer son rôle de creuset de la laïcité. Mais non. Alors, j’ai eu envie que tu sois un peu avec moi, dans cette école, dans mon collège, avec la petite étoile. Je l’ai donc bien ostensiblement sortie de mon sac à mains, et je l’ai mise autour de mon cou, comme pour dire « moi aussi, je suis libre »…

Et puis dans mon autre établissement, je m’étais fâchée aussi, tu sais. Parce qu’un de mes collègues, au moment même où nous venions d’apprendre qu’un homme même pas fou venait de te tirer par les cheveux avant de te loger une balle en pleine tête, après avoir tué trois autres personnes, dans votre école juive, avait osé prétendre que ce n’était pas certain qu’il s’agisse d’un acte « antisémite ». Tu vois, là, ma chérie, une colère immense m’avait envahie. Une colère aussi forte que mon chagrin. Devant la bêtise de mon collègue, de mon collègue aveugle, sourd et muet, comme les trois singes de l’histoire…

Ma chérie, je commence à employer des mots un peu trop compliqués. Pardon. C’est que j’oublie, j’oublie déjà que tu n’es plus là. J’oublie que jamais, jamais, jamais plus tu ne verras les hirondelles tournoyer au-dessus de Garonne ; que jamais plus tu ne te promèneras un soir autour de l’église Saint-Sernin, en respirant le parfum des tilleuls ; j’oublie que notre ville rose a perdu un de ses enfants, ou plutôt trois de ses enfants. Car les petits Arieh et Gabriel non plus n’iront plus courir le long de notre Canal du Midi. Plus jamais. Et leur merveilleux papa, le si brillant Jonathan, dont des centaines de lecteurs se régalaient de lire les commentaires théologiques, jamais plus, lui non plus, il ne s’assoira à une table de conférence pour nous enchanter de son savoir. Mais ne t’inquiète pas, non, je vais faire attention, je vais garder ton souvenir contre mon cœur, toujours. Et je n’oublierai pas non plus ces trois jeunes hommes si beaux, si confiants dans notre pays, qui sont tombés au champ du déshonneur de la République, un peu avant vous quatre…Abel, Mohamed, Imad…Je pense à vous…

Myriam, je vais te laisser. Je sais que depuis quelques heures tu reposes en paix, dans ta Terre Promise, et je vais chaque jour que notre même Dieu fait prier pour que tes chers parents trouvent la paix. En ce moment même, la Bête est traquée. Je n’ai pas voulu, ici, parler d’elle trop longuement. Elle ne mérite que mon mépris.

Je voulais, ma Myriam, te parler à toi, te dire que toute notre ville se joint à moi pour t’embrasser, pour t’entourer de lumière et d’amour. Je voulais te dire que tout un pays se joint à moi pour te serrer dans nos bras, pour accompagner ta mémoire, pour que cette façon que tu as eue de quitter la vie, cette façon si abominable que je ne peux même pas l’écrire, devienne comme un rempart contre les haines et les horreurs. Je veux, petite Myriam, que ton nom devienne celui de la paix, du respect, de la fraternité.

Je veux, Myriam, toi dont le nom ressemble à celui de « Marianne », que tu deviennes le visage d’une nouvelle France. D’une France du « plus jamais ça. » Je voudrais que notre futur président, celui qui était assis, aujourd’hui, aux côtés de ses « rivaux », dans une même cérémonie, qu’il soit d’un parti ou de l’autre, aide notre France à devenir la France de tous, pour que plus jamais la haine ne prenne le pas sur le respect.

Ton amie pour l’éternité,
Sabine Aussenac, professeur d’allemand.

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